Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, en anglais à l’institut NEXUS, La Haye, 11 avril 2023

"Je voulais profiter de ce discours et de l’occasion que vous m’avez offerte pour discuter de notre Europe et, surtout, de notre souveraineté européenne. Je pense que ce concept revêt une importance toute particulière dans le contexte actuel. En effet, il y a un peu plus d’un an, la Russie a déclenché une guerre barbare contre l’Ukraine, donnant lieu à l’une des périodes les plus dangereuses pour notre Union européenne. L’Union européenne est certes censée sortir grandie des crises. Toutefois, nous n’avions encore jamais fait face à un tel danger : l’existence à nos frontières d’une guerre où plane le spectre d’un recours à l’arme nucléaire, un événement inconcevable qui menace une paix durable et a fait renaître la violence et les conflits sur le continent européen. Depuis le sommet européen de mars 2022, organisé à Versailles par la Présidence française quelques semaines après le début de la guerre, l’Europe n’a cessé d’affirmer sa position et de réagir de manière rapide et efficace.

La pandémie et la guerre ont toutes deux joué un rôle de catalyseur vis-à-vis de la souveraineté européenne.
C’est ce que je voulais souligner, et je souhaiterais approfondir ce concept, le sens qu’il revêt aujourd’hui et la signification qu’il faudrait lui donner dans notre contexte actuel.

Le terme de « souveraineté européenne » peut sembler étrange. Pendant des années, il a pu être considéré comme une utopie française, ou peut-être comme un voeu pieux de l’Europe. Il faut bien dire qu’après le discours que j’ai prononcé à La Sorbonne en 2017, les commentaires sceptiques ont été nombreux : « La souveraineté européenne, ce n’est qu’une idée française, ce ne sont que des mots, cela n’existera jamais. » Cependant, j’ai décidé de placer ce terme au centre de mon projet politique, et je n’ai jamais oublié que le concept même de souveraineté trouve en partie ses racines aux Pays-Bas. C’est une notion profondément européenne. Il y a 350 ans, à cet endroit précis, dans la ville de La Haye, Baruch Spinoza, l’un des fondateurs de la modernité politique, a écrit dans l’article 17, chapitre 2, de son Traité théologico-politique : « Le droit est défini par le pouvoir de la multitude. C’est ce que l’on appelle la souveraineté. » Je vous rassure, je ne vais pas disserter sur Spinoza. Je souhaite simplement souligner le fait que, dans la pensée de Spinoza, la souveraineté offre un moyen de garantir l’essence de l’être, permet de persévérer dans son être. Ainsi, pour être soi-même, il faut être souverain. En d’autres termes, et je tiens à insister sur ce point, identité et souveraineté sont intrinsèquement liées. Je pense qu’il est très important de saisir cette connexion et de comprendre que Spinoza en fait l’un des concepts fondateurs de la philosophie politique.

En effet, si l’on accepte de perdre sa souveraineté, ce qui revient à dépendre d’autres, il devient impossible de prendre des décisions pour soi-même ainsi que de préserver et développer sa propre identité. De fait, défendre sa souveraineté n’implique pas de s’éloigner de ses alliés, mais uniquement de pouvoir choisir ses partenaires et de façonner sa destinée plutôt que de n’être que le simple témoin de l’évolution dramatique du monde. Ainsi, nous devons nous efforcer de contribuer à fixer les règles au lieu de les subir. Nous pouvons y parvenir si nous coopérons et conservons notre esprit d’ouverture et de partenariat.

Je pense que le déclic a eu lieu lors de la pandémie. Nous avons soudain pris conscience de notre dépendance vis-à-vis de nombreux appareils, médicaments, produits... Même certains alliés, censés coopérer avec nous, ont décidé d’interdire les exportations pendant des mois, jusqu’au moment où ils seraient servis et protégés. Et durant la guerre, ceux qui ont choisi de coopérer, de faire commerce avec leurs voisins, y compris avec les pays non alliés (comme la Russie pour l’énergie), considérant que le commerce pouvait représenter la meilleure forme de coopération possible, ont pensé nouer des liens indéfectibles et échapper aux agressions extérieures. Mais les Russes ont décidé d’instrumentaliser l’énergie, nous entraînant dans une situation insensée.

La pandémie et la guerre nous ont fait comprendre que pour préserver l’identité européenne, il nous fallait réduire notre niveau de dépendance. Autrement, celui-ci s’étendra progressivement à l’ensemble des domaines.
Cette situation est probablement due au fait – et cela concorde avec ce que j’ai entendu – que l’approche suivie par l’Europe, et en particulier par l’Union européenne, a trop souvent été motivée par une logique de client, et non pas de citoyen et de producteur. Et nous n’avons pas suffisamment réfléchi à la manière d’assurer notre sécurité économique. Je n’ai pas pour intention de revenir à une forme de protectionnisme, cela n’aurait aucun sens, mais d’essayer de concevoir avec vous, en quelques minutes, les éléments qui pourraient constituer cette doctrine globale en matière de sécurité économique et orienteraient l’ensemble de nos actions européennes. Je souhaite trouver un moyen de nous protéger, de préserver notre identité et de nous permettre de définir de manière autonome nos modèles actuels et futurs. Selon moi, cette nouvelle doctrine devrait reposer sur cinq piliers.

Compétitivité et intégration européenne

Le premier est très connu, mais je tiens à souligner son importance, car il s’agit de l’élément fondateur de notre Union européenne : la compétitivité et le renforcement de l’intégration européenne. Ce premier pilier est crucial. En effet, on ne peut vouloir donner l’exemple, promouvoir son identité et défendre, à long terme, le modèle européen sans être compétitif et sans être en mesure de produire les solutions les plus performantes.

La compétitivité est donc nécessaire, tout comme les réformes, pour retourner au sujet abordé au début de nos échanges aujourd’hui. En guise d’illustration, voici un exemple. Au sein d’un continent, un pays ne peut renoncer à être compétitif et laisser aux autres le soin de l’être. Cela reviendrait à détruire sa propre économie, mais aussi à freiner la compétitivité du continent dans son ensemble et, d’une certaine manière, la production : comment produire des avions, des voitures et même des logiciels ou quoi que ce soit d’autre sans être compétitif ? Les clients refuseront de les acheter à un prix trop élevé. Partout, le pouvoir d’achat fait l’objet de débats. On veut payer un prix juste. Pour acheter les produits à un prix juste et pour les fabriquer en Europe, il faut être compétitif, c’est-à-dire conduire des réformes, s’assurer d’innover et de disposer de lois du travail adéquates, qui protègent la population et ses droits, mais permettent aussi suffisamment de flexibilité pour être compétitif sur un marché ouvert. Il faut trouver un tel équilibre. Pour être honnête, la France avait perdu cet équilibre il y a cinq ou six ans. Grâce aux réformes que nous avons mises en place, notre taux de chômage a diminué de plus de deux points. Nous menons actuellement une réforme des retraites. Je ne suis pas sûr que tout le monde soit bien au courant, parce que ce sujet est assez complexe, mais nous avons des régimes spéciaux pour certaines catégories. Ils ne sont pas justifiés et doivent être supprimés, car nous sommes endettés et affichons un déficit bien plus élevé que celui des Pays-Bas. Et je doute que les contribuables néerlandais acceptent que nous financions à long terme un modèle social français avec l’argent des contribuables européens. Je dois donc agir dans notre pays. L’âge de la retraite doit donc augmenter de 62 à 64 ans. Les Français ne devraient pas être aussi en colère contre moi, car dans votre pays et dans de nombreux autres pays européens, celui-ci est bien supérieur à 64 ans. En réalité, la compétitivité et les réformes correspondantes sont absolument nécessaires si nous voulons rester un continent de producteurs et pouvoir prendre des décisions pour nous-mêmes, c’est-à-dire produire pour nous-mêmes. En parallèle, nous devons accorder une place centrale à la simplification et à la rationalisation des réglementations. Et nous devons agir davantage en matière d’éducation, d’enseignement supérieur et de formation. En effet, produire dans un monde en pleine innovation requiert des talents et des compétences, implique de veiller à ce que la population – les citoyens nés dans le pays comme les personnes immigrées – soit formée et dispose des capacités nécessaires pour s’adapter à l’environnement actuel.

Et une telle politique est absolument essentielle si l’on souhaite être souverain et adopter cette doctrine globale en matière de sécurité économique. Toutefois, dans le même temps, nous avons besoin d’une Europe et d’une intégration renforcées. Nous devons aller plus loin, beaucoup plus loin. Nous devons oeuvrer à l’intégration de nos marchés. Pourquoi ? Car c’est le meilleur moyen de faire émerger des acteurs majeurs. Lorsque l’on crée une entreprise dans l’un de nos pays, il faut respecter 27 réglementations différentes au sein de nombreux domaines. En Chine ou aux États-Unis, c’est-à-dire là où la concurrence se joue, le marché intérieur est bien plus grand. Notre marché unique constitue la chance, la force de l’Europe. Nous devons viser une meilleure intégration de ce marché dans les domaines, entre autres, du numérique et de l’industrie, et ce grâce à une collaboration fondée sur des discussions parfois polémiques ainsi qu’à une évolution de nos réglementations européennes permise par cette maïeutique qui nous est propre. Il s’agit de construire une approche commune.

C’est encore plus important en ce qui concerne le financement de notre économie, et je souhaite insister sur ce point. Le financement de nos économies deviendra de plus en plus important, car les talents et le capital sont essentiels dans un monde en pleine innovation. Aujourd’hui, nous ne sommes pas bien préparés. Nous avons une très bonne réglementation européenne et avons beaucoup avancé après la crise financière. Toutefois, nous sommes encore très fragmentés et n’avons pas de véritable Union des marchés de capitaux, ce qui est pourtant essentiel. Pourquoi ? Parce que même si de nombreux pays riches abritent une épargne considérable, celle-ci n’est pas affectée de la bonne manière. Elle doit être allouée aux petites et moyennes entreprises à la pointe de l’innovation ainsi qu’aux pays européens à revenu faible et intermédiaire. Pour pouvoir bien évaluer les risques, choisir les placements adaptés et, ainsi, bénéficier d’opportunités et de rendements intéressants, il faut une Union des marchés des capitaux. Et aujourd’hui, nous n’en avons pas. Notre épargne se trouve dans des pays très riches, mais elle ne circule pas et n’est pas affectée de la bonne manière, ce qui, me semble-t-il, affaiblit notre compétitivité et nos perspectives.

Politique industrielle européenne

Voici donc le premier pilier de notre doctrine économique : la compétitivité et le renforcement de l’intégration européenne. C’est une nécessité dans notre économie et notre environnement actuels. Le second pilier est le suivant : une politique industrielle. Cet élément a longtemps été tabou en Europe, car le premier pilier se suffisait à lui-même. Pendant des décennies, celui-ci a constitué l’alpha et l’oméga de nos politiques économiques. Avoir une politique industrielle était proscrit, parce que cela impliquait des interventions sur les marchés et donc prises de décisions, interférences, partis pris... Mais nous en avons besoin. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, nos concurrents interviennent sur les marchés, c’est un fait, parce que nous devons agir plus vite et parce le manque d’équilibre entre le marché et l’intervention publique, nous place dans une situation de trop forte dépendance. Par exemple, sans politique industrielle, on ne peut développer son autonomie, ni même diminuer les risques liés à l’énergie. C’est impossible. Sans intervention politique ou, disons, sans mise en place d’une politique industrielle, on ne peut créer sa propre industrie à zéro émission nette. On ne peut créer ni renforcer sa propre industrie des semi-conducteurs. Pourquoi ? Parce que les autres puissances interviennent et disposent d’une politique industrielle. Et on ne peut pas être le dernier endroit au monde sans un marché régi par une politique industrielle. Les États-Unis disposent d’une telle politique et l’ont renforcée. La Chine en a une également. C’est au tour de l’Europe, désormais.

Il ne s’agit pas d’adopter un fonctionnement autarcique, mais de gagner en autonomie ou de mieux diversifier ses dépendances pour être sûr de ne pas se retrouver pris au piège dans une situation déraisonnable, voire dangereuse. Ainsi, la mise en place de politiques complémentaires me semble essentielle dans de nombreux domaines et faciliterait bien des choses. Je tiens d’ailleurs à souligner le remarquable travail collectif réalisé cette année dans le domaine de l’énergie. En effet, nous avons réussi à diversifier notre approvisionnement en gaz, malgré notre dépendance excessive vis-à-vis de la Russie. Nous y sommes parvenus grâce à nos interventions sur le marché, notamment en trouvant de nouveaux fournisseurs de gaz. Mais il nous faut désormais élaborer une nouvelle stratégie qui nous permettra de réduire progressivement nos dépendances et de renforcer notre souveraineté en matière d’énergie. Je pense qu’il est donc possible de réconcilier la question climatique, la souveraineté et l’industrie en créant nos propres énergies, c’est-à-dire en réduisant notre consommation et en augmentant l’efficacité énergétique et l’innovation en Europe, en produisant davantage d’énergie renouvelable et nucléaire sur le territoire européen. Nous devons continuer d’oeuvrer à la mise en place de cette stratégie industrielle. Il convient en effet de mettre en place des subventions européennes et nationales afin de renforcer et d’accélérer ces politiques, mais aussi de définir des mesures incitatives pertinentes, dans une optique à long terme qui tienne compte des spécificités et des prix.

Notre politique industrielle doit intégrer la question de l’indépendance, de la souveraineté et du changement climatique. Elle doit réunir les problématiques industrielles, les enjeux climatiques et le principe de souveraineté. Nous devons également adopter toutes les technologies nécessaires pour lutter contre les changements climatiques. Nous parviendrons à faire face aux changements climatiques à l’aide de nombreuses réglementations. Il est parfois nécessaire de demander à la population de réaliser des transformations progressives, votre pays le sait bien. Tel est notre projet, et celui de toute l’Europe. Nous le réaliserons en créant une solution sur le continent européen – une condition sine qua non pour concilier les questions climatique et industrielle, la création de valeur économique en Europe ainsi que le financement de notre modèle social. Sans production, pas de justice : si vous n’êtes pas à l’origine de la production de richesse, vous n’avez pas votre mot à dire sur la manière dont celle-ci est partagée. Et cela représente un grand risque : le risque de nous précipiter, pour lutter contre les changements climatiques, de favoriser les solutions que nous achetons à des tiers et que nous ne produisons pas nous-mêmes. Or, c’est là que réside tout l’enjeu actuel.

Ainsi, il nous faut élaborer une politique européenne en faveur d’une industrie à zéro émission nette. Dans cette optique, la Commission européenne a publié il y a quelques jours un document essentiel visant à promouvoir cette approche. Nous devons accepter certaines subventions, certains cadres réglementaires actuels, tout en étant sûrs de pouvoir produire et attirer un maximum d’innovations et de nouvelles industries qui nous permettront d’atteindre la neutralité carbone. Il s’agit là d’un enjeu crucial, dont dépendent notre souveraineté et notre autonomie décisionnelle. Nous pourrions nous conformer aux exigences et atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, mais à l’aide de technologies chinoises ou américaines, ce qui nous mettrait en danger et provoquerait un grand bouleversement, accompagné de la suppression d’emplois et de la perte de notre autonomie décisionnelle. Il en va de même pour la défense : pour réaliser cette industrie commune, il nous faut adopter cette approche et rationaliser notre organisation. Du paquet législatif sur les semi-conducteurs, qui stimule la recherche et développement et la production dans ce secteur clé, à la législation relative à l’industrie à zéro émission nette, ce pilier de la politique industrielle européenne revêt un caractère essentiel.

Pour rester bref, je dirais simplement que ce principe s’applique également aux autres piliers. Nous devons garder cette volonté d’autonomie décisionnelle à l’esprit : restons ouverts au monde, entourons-nous d’alliés, de bons amis, de partenaires, mais en étant toujours en mesure de les choisir, et sans jamais dépendre d’eux à 100 %. Il en va de même pour l’agriculture. Nous avons beaucoup à faire pour adapter notre modèle agricole et alimentaire aux enjeux des changements climatiques. Mais si notre politique se traduit par l’augmentation des importations en provenance de pays moins restrictifs ou moins exigeants que les nôtres, nous aurons aussi échoué. Nous devons donc élaborer une politique industrielle agricole, afin de produire sur notre territoire, selon nos réglementations, tout en aidant nos agriculteurs. Voilà pourquoi nous avons préconisé l’adoption d’un plan « protéines végétales » en Europe afin d’être moins dépendants en protéines et de produire davantage sur notre territoire.

Protection des intérêts stratégiques de l’Europe

La protection de nos intérêts constitue selon moi le troisième pilier de notre stratégie, et de son volet défensif.
En effet, nous devons accepter de protéger les intérêts de nos actifs stratégiques lorsque nous estimons qu’ils sont menacés, par des actions hostiles ou des pratiques distortives. Il s’agit là d’un élément crucial. Pour la première fois, l’Union européenne s’est dotée, sur la base de critères de sécurité et d’ordre public, d’un outil permettant de bloquer ou d’interdire les participations ou les acquisitions étrangères dans certaines entreprises stratégiques. Cette décision marque un véritable tournant idéologique, puisqu’il y a peu, nous étions ouverts au monde sans aucune condition. Nous estimons désormais, à juste titre, que dans le cas de certains actifs clés, nous devons filtrer les investissements étrangers.

Pendant et après la crise financière, nous avons adopté la démarche inverse en poussant certains États membres à brader des actifs stratégiques à des intérêts chinois, comme des entreprises du secteur de l’énergie ou des ports, par exemple. Nous choisissons aujourd’hui de procéder différemment. Ainsi, en ce qui concerne les infrastructures essentielles et la cybersécurité, nous pouvons activer ce mécanisme de protection et mettre en place ce dispositif préventif, dès que la sécurité nationale et européenne est menacée. Il en va de même pour de nombreux autres sujets, qu’il s’agisse de défense, de technologies, etc. Il s’agit là d’un point crucial.

Et selon moi, voilà précisément comment et pourquoi nous devons assurer le suivi des contenus numériques, dans les domaines de l’éducation et de la culture. La liberté d’expression a guidé notre démarche de manière absolue. Je défends fermement cette notion et je suis un grand partisan de l’approche fondée sur la liberté d’expression, qui fait partie intégrante du modèle européen. Mais soyons clairs : lorsque l’on ne bénéficie pas de la protection offerte par une réglementation, on s’expose à une propagande extérieure, à des algorithmes définis ailleurs. On met également en danger ses enfants, sa population et parfois sa démocratie, qui peuvent être manipulés pour servir les intérêts de personnes qui prennent des décisions à votre place. Ainsi, nous avons élargi notre stratégie en matière de protection de nos réseaux sociaux, de nos intelligences artificielles et de toutes ces innovations qui nous exposent à un réel danger et qui peuvent nuire à l’éducation de nos enfants et au fonctionnement de notre démocratie. Nous devons faire preuve d’une grande habileté et d’une véritable coordination, fondée sur une approche commune. Pour ce faire, nous avons commencé par adopter le fameux DSA [Digital Services Act]. Nous avons entrepris de réglementer les contenus. Toutefois, nous le savons bien ; pour protéger nos modèles, y compris notre modèle européen, et pour éviter de servir uniquement les intérêts privés ou publics non européens, nous devons aller plus loin. Et je pense que ce pilier axé sur la prévention et la protection revêt une grande importance.

Réciprocité

La réciprocité, selon moi, constitue le quatrième pilier de notre doctrine. Et dans le contexte d’une approche transactionnelle et mutuellement bénéfique, cette notion représenterait un cercle d’actions, crucial pour l’Union européenne. Je sais que la dimension de réciprocité, qui est certainement le concept le plus exigeant à l’échelle de l’Union européenne, est parfois difficile à admettre. Mais je constate aussi que les états d’esprit ont peu à peu évolué dans ce domaine également. Il a fallu presque 10 ans à l’Union européenne pour adopter un instrument relatif aux marchés publics internationaux afin de garantir une réciprocité au sein de ces derniers.
Pourquoi ? Parce que l’approche européenne consiste toujours en une addition complexe d’intérêts nationaux. Et parfois, les intérêts offensifs de certains pays divergent des intérêts défensifs d’autres pays. De ce fait, nous voulions laisser la situation se réguler d’elle-même sur les marchés. Mais nous avons besoin de réciprocité. Et je souhaite insister sur ce point : la réciprocité sera particulièrement importante pour la nouvelle génération d’accords commerciaux. Nous débattrons de ce sujet.

Nous savons qu’au sein du MERCOSUR et d’autres accords commerciaux, ce concept est bien connu. Il apparaît partout : dans nos médias, dans les vôtres et au sein de notre Parlement. Je crois profondément en un système ouvert. Je pense que le commerce a largement profité aux Européens et à la plupart des régions du monde, et qu’il constitue l’un des meilleurs outils de lutte contre la pauvreté. Mais il doit s’agir d’un commerce équitable, qui repose sur le principe de réciprocité. Aussi, un accord de libre-échange doit obéir à une logique qui dépasse un raisonnement purement économique. Ainsi, je souhaiterais insister sur au moins trois points.

Premièrement, la soutenabilité. Il est tout simplement impossible de concevoir que la politique commerciale de l’Union européenne ne soit pas entièrement durable. Nous devons cesser de signer et d’accepter des accords commerciaux avec des pays qui ne respectent pas l’Accord de Paris et nos engagements en faveur de la biodiversité. Autrement, nous nous imposerions des contraintes, ou du moins nous imposerions des contraintes à nos producteurs conformément à nos exigences et à nos engagements, mais nous accepterions également d’importer des produits provenant de pays moins exigeants qui ne respectent pas l’Accord de Paris et les accords sur la biodiversité. Or, il y aurait là un véritable manque de cohérence, car vous participeriez à la négation de ce en quoi vous croyez et mettriez ainsi en péril votre industrie.

Aussi, il convient de mettre fin à ces pratiques. À ce titre, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande constitue une référence en la matière et devra servir de modèle pour tous les futurs accords de libre-échange. Pas uniquement en tant qu’élément annexe, qui viendrait comme la cerise sur le gâteau, mais en tant que clause essentielle : la lutte contre les changements climatiques et le respect des engagements en faveur de la biodiversité devront ainsi constituer une clause essentielle des futurs accords de libre-échange.

Deuxièmement, l’équité et l’équilibre des concessions pour éviter tout effet préjudiciable sur l’économie de l’Union européenne, notamment dans les secteurs les plus sensibles. Et, troisièmement, la clarification des intérêts stratégiques de l’accord pour l’Union européenne. Comment l’accord pourrait-il offrir un accès privilégié aux matières premières essentielles, par exemple ? Comment contribuerait-il concrètement à diversifier les fournisseurs de l’Union européenne dans les secteurs clés ? Et ainsi de suite. Mais au-delà de ces questions, nous devons impérativement mettre en place un dispositif et des mesures miroirs afin de veiller à imposer les mêmes contraintes aux producteurs du pays signataire de l’accord que celles que nous imposons à nos producteurs.Il s’agit là du seul moyen de rendre ces accords commerciaux durables et acceptables pour la population comme pour le secteur industriel.

Coopération

Les derniers éléments que je souhaite soulever concernant ces principes ont trait à la coopération. Nous devons mettre en avant et promouvoir notre stratégie en établissant une série de coopérations destinées à renforcer et étendre nos règles et instruments multilatéraux et, ainsi, accomplir plus de choses ensemble et porter notre modèle européen au niveau international.

Dans cette optique, nous devons tout d’abord revitaliser et étendre le cadre multilatéral. À l’heure actuelle, l’Organisation Mondiale du Commerce ne fonctionne plus, alors que nous en avons besoin. C’est pourquoi nous devons continuellement promouvoir notre stratégie auprès des États-Unis et d’autres pays. Toutefois, un accord a été trouvé en juin 2022 au sujet de la lutte contre la pêche illicite. La nouvelle Directrice générale de l’Organisation Mondiale du Commerce fait un excellent travail. Nous devons l’aider à revenir à la stratégie essentielle que nous avions lancée afin de résoudre les conflits et de disposer de mécanismes clairs en cas de conflit. Cela représente l’un des meilleurs moyens de bâtir un monde ouvert et plus durable.

Ensuite, nous devons veiller à ce que les pays tiers respectent un haut niveau d’exigence en termes de valeurs. À cette fin, comme mentionné précédemment, nous disposons d’un outil très puissant : notre marché unique, ou plutôt son volet extérieur. Dans ce domaine aussi, l’Union européenne a connu une transformation très rapide. Elle met désormais en oeuvre un ensemble de stratégies, au-delà du simple cadre de sa stratégie commerciale. Nous avons entamé des efforts dans ce sens. Entre autres, les instruments de lutte contre la déforestation contribueront à lutter contre les importations de matières premières et de produits transformés dont la fabrication participe, directement ou indirectement, à la déforestation, par exemple en imposant des conditions d’accès au marché unique. La coopération autour d’un objectif commun est gage d’efficacité.

Nous accordons une grande importance au respect des droits fondamentaux et oeuvrons à leur promotion dans le cadre de la directive sur la vigilance raisonnable et le travail forcé. Je suis convaincu que nous devrions adopter cette approche coopérative et travailler de concert avec tous les acteurs européens, c’est-à-dire l’Union européenne, ses États membres, ses agences de développement, la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, en conjuguant nos efforts et en défendant nos objectifs, nos intérêts et nos valeurs auprès des pays tiers. Mais la coopération avec les pays tiers revêt une importance tout aussi capitale si nous voulons gagner en efficacité.

Voilà l’approche que nous voulons promouvoir dans le modèle de développement que nous présenterons lors du sommet de juin et qui permettra à tous les Européens de travailler en synergie à l’établissement d’une nouvelle norme axée autour de cinq piliers : la compétitivité et le marché unique, la politique industrielle, la protection, la réciprocité et la coopération.

Nous pouvons établir une nouvelle doctrine économique qui nous permettra de concilier la création d’emplois, le financement de notre modèle social, la lutte contre les changements climatiques ainsi que le renforcement de notre souveraineté et de notre autonomie décisionnelle. Il s’agit là d’un point essentiel à mes yeux, notamment en cette période de guerre et d’instrumentalisation de l’économie.

Par ailleurs, tout ce qui touche à notre économie deviendra progressivement un élément de sécurité nationale. Il s’agit là d’un enjeu crucial si nous voulons préserver l’ouverture de notre système et fonder notre approche sur ce modèle de marché de capitaux. Il en va de même si nous voulons rester indépendants, préserver nos valeurs et notre modèle européen, qui repose sur l’humanisme, la liberté et la solidarité.

Il y a 20 ans de cela, ici même, chez Nexus, George Steiner prononçait un discours marquant sur l’identité européenne. Les cafés font l’Europe, disait-il. Ils vont de l’établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d’Odessa, hantés par les gangsters d’Isaac Babel. Je cite très souvent cette phrase de Steiner, et je crois profondément en cette Europe des cafés, ce grand continent peuplé, de Lisbonne à Odessa, de lieux où les gens se retrouvent, discutent, se disputent, débattent, et rêvent aussi. Notre Europe est faite de rêves, mais les vrais rêveurs sont très pragmatiques. Sans cette qualité, ils finiraient par n’adopter que les rêves d’autrui. Je suis un rêveur, un idéaliste, mais je ne m’attends pas à ce que mes rêves existent dans la langue de tous les peuples, je souhaite que notre musique soit celle que l’on joue partout, je rêve d’un échange permanent entre les différentes capitales de notre continent, qui réunit justement tant de langues et qui vit au rythme des traductions. Je souhaite préserver notre modèle d’unité et sa complexité qui s’exprime à travers le respect et la diversité. C’est pourquoi il nous faut réinitialiser cette doctrine économique. C’est pourquoi, loin d’être un concept imprécis ou un idéal abstrait, la souveraineté européenne constitue une nécessité absolue dans un contexte dangereux. Une nécessité pour vivre, pour rêver, en tant qu’Européens. Merci."

Dernière modification : 28/04/2023

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